CHAPITRE IX
Le baquet était trop petit pour un homme de ma taille. Je m'y assis, les genoux relevés sous le menton et le dos coincé contre la paroi de bois. Mais la chaleur était la bienvenue, et je me frottai vigoureusement pour me débarrasser de la poussière et de la crasse dont j'étais couvert.
J'avais mal partout à la suite de mon affrontement avec le lion ; mon visage était enflé. J'étais si fatigué que je m'endormis dans le bain.
— Karyon.
Je sursautai, heurtant mon dos contre le bord du baquet. J'ouvris les yeux avec un juron sur le visage souriant de Finn, debout devant ma baignoire rudimentaire. Il avait refermé le rideau, sans doute à cause de la présence d'Alix.
Il croisa les bras et s'adossa au mur. Il me regarda sortir maladroitement du « bain ». Il était de nouveau vêtu de cuir moulant car le temps s'était réchauffé. Sa tunique sans manches révélait les larges bracelets d'or sculptés en forme de loup qui entouraient ses biceps impressionnants.
— Quand es-tu revenu ? demanda-t-il.
Je me levai, dégoulinant, et m'enveloppai dans la couverture qu'il me lança.
— Il y a peu ; je n'ai pas encore eu loisir de me remplir le ventre.
— Mais tu as eu le temps de prendre un bain, dit-il d'un air entendu.
Je passai des braies marron foncé et me penchai pour enfiler mes bottes. Un justaucorps marron par-dessus ma chemise verte compléta ma tenue.
— Si tu m'avais vu, ou plutôt senti, tu m'aurais jeté à l'eau sans hésiter ! Je vais aller voir l'armée, viens-tu avec moi ?
— L'armée... fit Finn, dubitatif. S'il est possible de l'appeler ainsi...
— Rowan a fait ce qu'il a pu, dis-je. Il a recruté des hommes décidés à se battre. Pensais-tu que nos forces compteraient des milliers de soldats, comme celles de Bellam ?
— Qu'importe, dit Finn. ( Il me suivit dans la pièce voisine, où Alix disposait la pâte à pain au-dessus du feu. ) Tu auras les Cheysulis avec toi, et cela suffira, je pense.
— Mais combien ? Toi, Duncan, et les quelques-uns qu'il aura persuadés de se joindre à moi à cause de la prophétie...
Je me servis un gobelet du vin nouveau de Torrin et j'en versai un pour Finn.
— Tu en auras plus que ça. Combien de guerriers te faudrait-il, si tu avais le choix ?
Je reposai la jarre et m'assis sur le bord de la table pour déguster mon vin.
— Les Cheysulis sont les meilleurs combattants d'Homana. Chaque guerrier vaut cinq hommes d'armes ordinaires, et si je compte les lirs cela fait un Cheysuli pour dix hommes de Bellam. Je sais qu'il est vain de souhaiter l'impossible, mais si je pouvais avoir cent guerriers cheysulis, je serais comblé.
— Que dirais-tu d'en avoir trois cents ? Ou un peu plus, ajouta-t-il après une pause.
— Es-tu devenu sorcier ? Comment pourrais-tu réunir des guerriers qui n'existent plus ?
— Non, je ne suis pas magicien. J'ai rassemblé des guerriers que je pensais disparus. Shaine n'a pas éliminé autant des nôtres que nous l'avions tous cru.
Je posai mon gobelet au centre de la table.
— Es-tu en train de me dire...
— Oui. En cherchant mon clan, j'en ai trouvé d'autres. Les terres désolées des Marches du Nord offrent des cachettes innombrables. Cela m'a pris du temps, mais je les ai fédérés. Tous les clans m'ont suivi ; nous bâtissons une Citadelle derrière ces collines.
Je le regardai, ébahi,
Une Citadelle. Avec trois cents guerriers et leurs lirs...
Poussant un hurlement de joie, je me levai et serrai Finn dans mes bras, ce qui, je n'en doute point, le gêna horriblement. Il supporta un moment mon exubérance, puis se dégagea discrètement.
— C'est mon cadeau de bienvenue en Homana, me dit-il d'un ton dégagé. Viens, je voudrais te montrer tout cela.
Nous partîmes aussitôt. Lorsque la ferme fut loin derrière nous, il me questionna.
— Torrin m'a dit que tu es allé à Joyenne.
— Oui. Je voulais libérer ma mère.
— Tu as échoué ?
— Parce qu'elle a refusé de me suivre ! Bellam tient ma sœur Tourmaline en otage, et je dois la libérer d'abord. Par les dieux, ce porc menace même de l'épouser !
— C'est ainsi que se comportent les monarques, surtout les usurpateurs.
— Je ne le laisserai pas s'approprier ma sœur ! criai-je, furieux.
— Et comment feras-tu ? Penses-tu t'introduire à Homana-Mujhar aussi aisément qu'à Joyenne ?
Je compris alors ce qu'il pensait de ma tentative. Je fronçai les sourcils.
— J'ai été prudent. Personne ne m'a vu entrer ni sortir.
— Qui donc t'a fait ces marques sur le visage ?
Je tâtai ma joue. J'avais presque oublié.
— Un Ihlini. Ou plutôt, l'animal qu'il a invoqué.
Finn eut l'air satisfait.
— Ah bon. Pas de problème à Joyenne, dis-tu. Je n'ai pas besoin de me soucier de ton bien-être… C'est pour te distraire que tu affrontes les serviteurs de Tynstar ?
Son ironie facile m'exaspéra.
— Il suffit. Ce n'est pas ma faute si ces hommes m'ont trouvé. Cela aurait pu se passer ici aussi.
— Les hommes ? Je croyais qu'il s'agissait d'un Ihlini et de son animal magique ? Alors il y en avait d'autres ?
— Oui, et je les ai tous tués, y compris l'Ihlini.
— Aucune raison de m'inquiéter, en effet ! railla-t-il. Je te quitte pour rechercher mon clan — à ta demande —, et tu t'exposes à un tel danger ! Même un enfant serait plus avisé !
— Finn, cela suffit !
— Non. ( Il me foudroya du regard. ) Toute ma vie est consacrée à cette quête, Karyon. Je ne le fais pas seulement pour toi, mais aussi pour les Cheysulis. Si tu périssais maintenant pour avoir pris un risque inutile, la rébellion échouerait. Bellam épouserait ta sœur, lui ferait des enfants et ce seraient eux qui monteraient sur le trône. C'est ce que tu veux ?
Je tendis la main et attrapai les rênes de sa monture pour l'arrêter.
— Je suis ton prince !
— Et moi, ton homme lige ! Crois-tu que ce soit facile ? Je ne suis pas ton jehan, Karyon, seulement un vague cousin, parce que mon père a jugé bon de coucher avec une princesse homanane alors qu'il avait une cheysula à la maison !
Il n'en avait jamais autant dit auparavant. Etait-ce d'être revenu au pays natal ? Cela faisait une différence pour moi, je supposai qu'il en allait de même pour lui.
Je lâchai les rênes de son cheval.
— Si me servir t'est si pénible, tu es libre d'aller ailleurs ! dis-je amèrement.
Il eut un rire sans joie.
— Je ne peux pas. Les dieux m'ont lié à toi. Pire, ils nous ont attachés l'un à l'autre, comme des bœufs tirant le même attelage !
Je restai silencieux un long moment.
— Finn, dis-je. Qu'attends-tu de la vie ?
Il eut l'air surpris. Il savait très bien ce que je demandais, mais il répondit à côté de la question.
— Je veux te voir monter sur le trône d'Homana.
— Et si c'était fait ?
— La liberté pour les Cheysulis.
— Mais encore ?
Il plissa les yeux. Il était têtu, mais j'étais déterminé à obtenir ma réponse.
— Finn... dis-je patiemment. Si les dieux t'accordaient la chose que tu souhaites le plus au monde, que demanderais-tu ?
Il me regarda droit dans les yeux. Le soleil tombait directement sur son visage.
— Tu n'as pas encore rencontré Donal, n'est-ce pas ?
Encore une tactique de diversion, pensai-je.
— Le fils d'Alix ? Non. Finn !
— Si les dieux m'accordaient ce que je souhaite le plus sur cette terre, je demanderais un fils, dit-il d'une voix étranglée, comme si admettre son vœu risquait de le mettre en danger.
Puis il s'éloigna à vive allure.
Il n'y avait aucun signe de la présence d'une armée ; rien que Bellam pût utiliser pour me retrouver. Nous nous enfonçâmes dans la forêt, et je sus que mes troupes étaient en sécurité. Rowan avait bien travaillé.
La forêt était touffue, des lianes et du lierre obstruaient les sentiers, et il y avait des fleurs partout. Devant moi, Finn débusqua un faisan qui s'envola dans un bruissement d'ailes. Je me souvins de la dernière fois que j'avais mangé un faisan. C'était à Homana-Mujhar, et mon oncle et moi gâtions un invité, satisfaits du traité que nous venions de passer. C'était il y avait bien longtemps. Trop longtemps...
Le premier son que j'entendis fut celui de la harpe.
— Lachlan, dis-je.
— Il vient tous les jours, commenta Finn. Il partage sa musique avec nous. Cette harpe est magique, Karyon, encore plus qu'il ne nous l'a laissé entendre. Il est en train de rendre aux Cheysulis ce qu'ils avaient perdu depuis bien des années : la paix de l'esprit. Je crois que, grâce à lui, la Citadelle connaîtra de nouveau la musique de nos ancêtres.
Nous traversâmes le dernier rideau de feuilles et de lianes et débouchâmes dans la Citadelle. Ça n'en était pas une à proprement parler — elle ne comportait pas le haut mur de pierre semi-circulaire qui en protégeait normalement l'accès —, plutôt un ensemble disparate de tentes éparpillées dans la forêt sans ordre apparent.
Finn comprit le sens de mon regard.
— Il sera temps plus tard pour des Citadelles permanentes, quand Homana sera de nouveau un pays sûr pour les Cheysulis. Ceci est plus facile à défendre, ou à déménager si besoin est.
Il y avait des tentes de toutes les nuances de vert foncé, de gris ardoise ou de brun, toutes couleurs qui se fondaient facilement dans le paysage. Il n'y avait pas de peinture de lirs sur les petites habitations. Malgré son aspect étrange, c'était tout de même une Citadelle cheysulie.
Je souris, oubliant la douleur que cela me coûtait. Je n'apercevais qu'une faible partie des tentes, tant elles étaient bien dissimulées. Bellam n'y verrait que du feu. Finn avait raison, c'était une Citadelle parfaite, aisée à défendre et à déplacer.
Et regorgeant de guerriers Cheysulis.
J'arrêtai ma monture et me laissai glisser à terre.
Avec les Cheysulis à mes côtés, Bellam n'avait qu'à bien se tenir !
— Tahlmorra lujhalla mei wiccan, cheysu, dis-je à mi-voix. Le sort d'un homme est entre les mains des dieux.
— Bienvenue en Homana, mon seigneur, dit Finn. Et dans le foyer de mon peuple.
Je secouai la tête.
— Je ne suis pas digne de tout cela, murmurai-je.
— Crois-tu qu'aucun homme le soit jamais ? répondit mon homme lige.
Silencieusement, je remerciai les dieux de m'avoir donné les Cheysulis.